Le Misanthrope

Description

Le Misanthrope est une pièce qui m’accompagne depuis des années. Je l’ai vue pour la première fois en 1985 au Théâtre National de Belgique et, même si la langue de Molière est sans doute restée un peu hermétique pour moi (j’avais 11 ans), je me souviens d’avoir été touché par la détresse d’Alceste
et par le mélange d’agacement et d’empathie qu’il suscitait. Le propos aussi m’avait bousculé : il faudrait donc mettre des limites à notre sincérité ? Mais alors, comment éviter d’être hypocrite ? Depuis lors, le Misanthrope s’est souvent rappelé à moi, dans mes relations avec mes amis ou mes collègues : je me reconnais tantôt en Alceste, tantôt en Philinte, parfois aussi en Célimène, et le fait de pouvoir conceptualiser mes actes (« mais je suis en train de faire l’Alceste ! ») m’a parfois permis, je crois, de prendre du recul et de mieux comprendre la situation dans laquelle je me trouvais. Si cette pièce m’a marqué plus qu’une autre, c’est qu’elle occupe à mon sens une place particulière dans l’œuvre de Molière : alors que la plupart de ses autres textes mettent en scène un personnage doté d’un défaut clair (l’avare, le malade imaginaire, le bourgeois, etc.) auquel s’opposent des personnages sensés (les enfants d’Harpagon, Toinette et Béralde, Nicole, etc.), celui-ci fait s’entrechoquer des personnages dont les comportements sont opposés et pourtant tous justifiés. Célimène, Alceste, Philinte, et même dans une moindre mesure Oronte et les marquis, tous ont un comportement défendable et peuvent autant susciter notre empathie que notre désapprobation.
Notre point de vue sur l’un et l’autre bascule au fil de la pièce, et nous restons avec moins de
réponses que de remises en question. Pour rendre plus épineuse la question de la sincérité, Molière situe son action dans un monde tendu, sous pression, hyper connecté, où chacun est informé des moindres faits et gestes de chacun, où les privilèges obtenus ne sont jamais véritablement acquis, où le critère de réussite n’est pas le mérite, ni le travail, mais bien la popularité et la capacité à « réseauter ». Dans ce monde, les conséquences de la flatterie et de la franchise deviennent concrètes : Célimène, par exemple, ne peut froisser Oronte ni les marquis sous peine de perdre son rang ou son influence, et Alceste, parce qu’il dit ce qu’il pense, est en passe de perdre des procès importants et d’être mis au ban de la société. Plus fondamentalement, Le Misanthrope nous montre ce que la société fait de nous, à quelles
compromissions elle nous pousse. Quel enfant a dit un jour « moi, plus tard, je voudrais être un peu lâche, un peu flatteur, pour obtenir l’appui de gens influents afin de m’élever professionnellement, quitte à entretenir un système que je sais toxique et injuste » ? Et pourtant, nous finissons tous par faire des petits tours de passe-passe avec notre conscience et nous tentons de concilier nos valeurs avec notre envie de réussite. On renomme nos actes «mentir » devient « préserver l’autre », « flatter » devient « entretenir une bonne relation »), on se raccroche à l’idée que toute vérité n’est pas bonne à dire, et on suit la « realpolitik » dePhilinte. Mais en chacun de nous vit aussi un Alceste (parfois savamment bâillonné, il est vrai) qui n’est dupe de rien et pointe sans pitié ces petits accommodements peu reluisants.
Voilà ce qui guide mon travail autour du Misanthrope : plutôt que de dépeindre un « atrabilaire
amoureux » (le sous-titre de la pièce), je voudrais mettre l’accent sur le problème systémique, à
savoir l’impossibilité, dans une société qui nous met en concurrence les uns avec les autres, de
résoudre la délicate question de la sincérité. Ce n’est pas dans la nature intrinsèque de Célimène de séduire et manipuler, ni dans celle d’Alceste de se brouiller avec le monde entier, mais ils se débattent comme ils peuvent dans une société peu humaine.
Patrice MINCKE

Date info

2024-03-07: 19:00:00 - 23:00:00

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